Dans Salut les copains, janvier 1972
Le puzzle des années 70 de Véronique, avec ses morceaux bien connus, ceux perdus pour de bon et ceux qu'il faut juste aller chercher un peu plus loin, se reforme peu à peu. Après François Bernheim, Claude-Michel Schönberg et plus récemment Isabelle de Funès (qu’on retrouve sur ce blog), voici qu’à la faveur de l’explosion d'une console en studio d’enregistrement (dans laquelle je n’ai joué aucun rôle, je l’jure !), Marc Kraftchik, homme à l’emploi du temps plutôt chargé, a un après-midi de libre... Une opportunité à ne pas laisser passer.
Dans PopMusic Superhebdo, 9 décembre 1971
Au départ, bien sûr, il est cet énigmatique et souriant barbu à lunettes sur la pochette d'un 45 tours daté de 1971 (1) régulièrement mis en vente sur les sites d’enchères et dont le nom, assez peu vendeur il faut bien l’avouer, est accolé à deux autres qu’on ne présente plus : Sanson et Berger. Mais j’étais loin d'imaginer qui j’allais rencontrer ce jour-là... Un blog entier ne suffirait pas à raconter une vie comme la sienne ! Alors, il a fallu quelque peu recentrer la conversation.
Car, en face de moi, dans cette “cantine” du 3e arrondissement (où il est né), j’ai - ô surprise - le batteur de Véronique à la Tour Eiffel en 1972 ! “On était tellement fauchés, se souvient-il, Jean-Pierre Castelain [le guitariste] et moi qu’on n’avait pas les 5 francs pour se payer l’ascenseur le soir jusqu’au Jules Verne où on jouait ! Véro faisait un vrai tour de chant, elle chantait son album et quelques titres qu’elle testait (2). Il n'y a pas d’enregistrement, pas de photo, il n’y avait même pas de programme imprimé, on ne pensait qu’à se marrer... Michel [Berger], lui, disait toujours : La musique, c'est sérieux”.
Les yeux de Marc s’allument quand il prononce certains noms, quand il parle de musique. Voilà quelqu’un qui “revient de loin” (très sérieux pépins de santé aux alentours de la cinquantaine), qui est né dans la musique et qui vit encore aujourd'hui passionnément pour la musique, toujours prêt à faire venir en studio une serveuse de café dont il a aimé le chant passé à portée de son oreille, à prendre l’avion pour aller voir chanter son amie Noa à Barcelone ou aller assister dès qu’il le peut au tournage de l’émission hebdomadaire de son ami Manu Katché sur Arte.
Juif d’origine russo-polonaise (à une époque, il s’était fait faire une carte de visite “percu-sionniste” – “ce qui ne faisait pas rire tout le monde”, précise-t-il), ses parents écoutaient Django Reinhardt jour et nuit. Gamin, il séchait les cours pour aller traîner dans les Musicoramas d”Europe 1 (“Lucien Morisse était un jeune pote de mes parents”). Parents qui lui offrent, en 1962, des bongos achetés dans une boutique de la rue Saint-Martin qui n’existe plus et dans laquelle il jouera avec... Little Stevie, 13 ans (oui, celui qu’on appelle aujourd’hui Stevie Wonder, venu faire une séance de dédicaces après son Olympia quelques jours auparavant). C’est décidé, il sera batteur. En 1964, après avoir raté deux fois son bac, il part en vacances à Londres, y restera 2 ans, commencera à y gagner sa vie comme musicien, en jouant par exemple dans des soirées privées avec Cat Stevens. [Plus tard, Marc s'excusera presque de faire du namedropping... mais le fait est qu’il a rencontré beaucoup beaucoup de monde...]
De retour à Paris, il évolue dans le “milieu de la zique” (“un petit milieu à l'époque, on devait être douze”), fait la connaissance un soir chez un ami de Jean-Pierre Tricard qui lui parle de la jeune femme avec qui il vit, Violaine. Marc a entendu parler des sœurs Sanson, il connaît même les Roche Martin (“À l'époque, ça avait été un truc vraiment nouveau. Même si ça n’avait pas marché, le milieu de la musique les connaissait.”). Bientôt, il rencontre le couple Sanson-Berger et retrouve Michel Bernholc, qu’il a connu enfant (“un pote de square”). “On l'appelait Bernholo à la suite d'une coquille faite à son nom par la Sacem. C'était un grand musicien.”
C’est chez Bernholc, boulevard Richard Lenoir, qu’il entend une démo de Véronique pour son premier album, Bahia. Choc. “À mes yeux, Véronique a toujours été, dès le départ, une vraie musicienne. Et puis, elle était belle à hurler.”
On peut entendre Love Song ici (Véronique y fait des chœurs).
En 1971-72, elle cherche un secrétaire. Michel Berger lui propose le job (“Regarde Carlos avec Sylvie Vartan”), mais ça ne se fera pas. Plus intéressant, il lui propose la chanson Love Song, écrite au départ pour une chanteuse anglaise dont la voix dans les aigus ne convient pas à Michel. Essai en studio (“C'était un peu haut pour moi”). Satisfaction de Michel. “Pour la face B, Bernholc avait une musique, Véronique a proposé d'en faire le texte.” Ce sera Listen my friend.
Pour la pochette, une photo est prise dans la cour de la boutique de ses parents, grossistes et fabricants, debout à côté de son vélo.
Et ce prénom Marcus ? “Mon pote André m'appelait comme ça et ça faisait rire Michel [Berger]”. Sans promo télé et avec peu de passages radio, le disque ne fait pas une grande carrière (l’artiste avait pourtant été signé pour 7 ans). Mais il marquera les gens du métier (Jean-Louis Foulquier l’appellera à l’occasion de la sortie d'un 2e single – C'est l'enfer, en 1985 – pour l'inviter à Pollen).
Toujours en 1971, Berger décide de monter un “coup” : ayant remarqué un jeune chanteur dans le métro, il le baptise Jeremy Faith et lui fait enregistrer un 45 tours, Jesus, qui obtient vite un succès phénoménal. Il faut dire qu’avec son sens aigu du marketing, il a fait livrer le disque aux radios par des jeunes femmes habillées en hôtesses de l’air, chargées de présenter le disque comme un “numéro 1 en Amérique”. Sur l’album qui suit (au concept gospel), parmi les “voix qui gueulent derrière” (comme il le dit lui-même), on retrouve celle de Marc.
Un des morceaux de cet album, Tomorrow will be the day, mérite toute notre attention : il s’agit d'un duo entre Jeremy Faith et Véronique, signé par elle-même, musique et paroles, sous le pseudonyme L. Lucas (véritable patronyme de sa grand-mère). Pour l’écouter, c'est ici ! (La découverte, récente, de cette rareté revient entièrement à Julie et Manon, animatrices du site www.sansonquebec.com.)
Anecdote de l'époque (il y a prescription) : sur une idée de Michel, Marc demande à son cousin de 14 ans de faire appeler par toute sa classe le standard d'Europe 1 pour faire grimper la côte du disque de Véronique...
Marc se tourne ensuite vers la production. Sur Vert, vert, vert, on trouve sa première production de jazz, Leo Slabiak, violoniste, sur lequel Michel Berger a craqué.
En février 1973, à quelques jours du mariage, lorsque Michel “retourne à la maison et [qu'il] trouve son mot” (“Je suis descendue chercher des cigarettes.”), Marc fera partie de la petite équipe qui va écumer tout Paris à la recherche de la fiancée disparue. Après la nouvelle de son installation aux États-Unis avec Stephen Stills, il emménagera chez Michel, rue de Prosny, avec Michel Bernholc, pour jouer les gardes du corps et empêcher le pire. Il se souvient aujourd’hui de cet appartement “où tout était blanc, même le piano”, et où seront livrés chaque matin des petits-déjeuners de chez Fauchon, offerts par une chanteuse blonde qui va bientôt séduire Michel... Rareté hélas introuvable : Marc Kraftchik enregistre à l'époque une version anglaise de Message personnel, dont il a depuis longtemps perdu l’enregistrement...
Il croise Véronique régulièrement. A même rejoué avec elle à l’Olympia, en février-mars 1989, blague de soir de dernière oblige. “Au moment de présenter ses musiciens ce soir-là, elle écarquille les yeux : j’étais à la batterie, en lieu et place de Manu Katché, et elle m’a présenté dans un éclat de rire, "Ça c'est Kraftchik, une très vieille histoire !" Manu, mon meilleur pote, m'avait demandé de venir et j’avais vu le spectacle au moins 10 fois pour apprendre. Je sors de la loge des musiciens, habillé en djellabah et kéfief, quand un flic en civil m'arrête. On était en pleine “affaire Allah”... Lorsqu'il a compris que ce n’était qu'un déguisement, il m’a dit, très sérieux : "Ça ne me fait pas rire du tout". Le lendemain, on a tous embarqué pour le Printemps de Bourges, où je n’ai pas pu jouer : je m'étais esquinté la main droite.”
Marc derrière Véronique, Michel Bernholc et Bernard de Bosson
aux obsèques de Michel Berger le 6 août 1992
© Bestimage
Au milieu des années 1990, Marc produit Patrick Husson, un jardinier qui chante avec une superbe voix de castrat... pour faire pousser ses plantes. Sur le plateau de Studio Gabriel, le jardinier soprano entonne un extrait de l’Ave Maria de Schubert avec Arielle Dombasle. Claude Lelouch téléphone en direct pendant l’émission à Michel Drucker et annonce qu’il l’engage pour son prochain film Hommes femmes, mode d'emploi. Marc Kraftchik y jouera le rôle d’un accordéoniste faisant la manche dans la rue... 15 jours de tournage qui lui valent aujourd’hui d'être répertorié sur tous les sites de cinéma...
Marc Kraftchik, Paris, juillet 2010 © LC
Récemment, retour à l’interprétation avec ce titre mis en ligne par un ami à lui (ici) Water is life, L'eau c'est la vie (hommage à France Gall et Michel Berger), écrit, composé et interprété par Marc Kraftchik, générique de fin du documentaire Harmony (merci pour le clin d'œil ;-) tourné au Niger et produit par Régis Ghezelbash, co-producteur des épatantes Triplettes de Belleville.
Marc Kraftchik et le promo de son single sur le label Reprise, Paris, 17 juillet 2021 © LC
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1. 45 tours que j'avais découvert à l'époque, parmi la pile de disques autour de l'électrophone d'une colonie de vacances.
2. Véronique passait entre un magicien et Guy Mardel, en mars 1972 (contrairement à ce qu'on peut lire dans la page du Parisien de ce jour, voir ci-dessous). Françoise Hardy était venue l’applaudir un soir en compagnie de Nick Drake.